Le mythe de Sisyphe. Albert Camus

Publié le par Tactile

le-mythe-de-sisyphe_couv.jpgCet ouvrage est un essai philosophique d'Albert Camus. Si l'on connaît tous son œuvre romancière et théâtrale l'aspect théologique de l'auteur est plus inattendu. Sans rien enlever de profondeur au reste de ses œuvres, les aspects métaphysiques étaient enrobés dans l'histoire et on pouvait s'abandonner ou à la réflexion ou au récit. Dans cet ouvrage, on sent en revanche dès la préface la volonté de Camus de régler un dilemme philosophique qui lui tient à cœur. Il s'agit de parler de l'absurdité de l'existence.

Acculé dans les recoins de la connaissance, un Camus omniscient se pose la question du pourquoi ? Eu égard à l'étendue de son savoir, il vient le moment des grandes interrogations sur la vie. Ainsi Camus construit sa pensée en commençant par le suicide, puis vient l'essence de ce qui fait son livre : l'absurdité de la vie. Il est question de conscience et de choix.

Au commencement donc il y a le suicide :
"Se tuer, dans un sens et comme au mélodrame, c'est avouer. C'est avouer qu'on est dépassé par la vie ou qu'on ne la comprend pas."

Camus se bat pour la vie et même si elle est absurde ne justifie pas le suicide. En même temps vivre en ayant conscience de l'absurdité de l'existence pose problème. Trois types de réactions face à ce problème :
"Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion."

  • Le héros absurde fait face à l'absurdité de la vie. Il va même jusqu'à l'apprécier, recherchant toujours la même flamme, la même passion qui l'anime, comme le fait Don Juan en recherchant toujours cette première passion de femme en femme.

  • Le suicidaire ne voit plus aucun sens à sa vie et fait le « grand saut », au même titre que le croyant, échappant ainsi à l'absurdité de sa condition.

  • Le croyant, quant à lui, se livre à une cause et ne se préoccupe pas de l'essence existentialiste qui ronge tant les humains qui y ont fait face, ayant perdu la lumière et se retrouvant seuls face à leurs pensées. "On connaît une alternative : ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres mais Dieu n'est pas tout puissant."

Derrière ces trois archétypes de l'absurdité, Camus entend montrer que la révolte est le seul moyen de vivre sa vie dans un monde absurde. Cette révolte est plus importante de part sa nature que par ses causes. Dans cette révolte il y a néanmoins une touche de résignation puisqu'il admet en avance sa défaite.

Le bonheur quand à lui, partirait du postulat que le monde a son existence propre, ses mouvements inexplicables et en appréciant ce phénomène on pourrait être libre d'être heureux sans chercher à expliquer ce qui nous entoure (principe du bonheur candide).

Camus cherche ensuite, tel un scientifique méticuleux, à définir sa méthode d'analyse. Celle-ci se base sur la métaphysique de la perception et non de la connaissance. Il reconnaît lui-même que cette méthode induit déjà une conclusion préconçue, comme les dernières pages d'un livre se retrouvent dans les premières. L'homme cherche à comprendre, à expliquer le monde mais toute pensée est anthropomorphique et donc dépend de qui on est.

"De même l'esprit qui cherche à comprendre la réalité ne peut s'estimer satisfait que s'il la réduit en termes de pensée."

"Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule devant l'anéantissement. Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir celle de penser."
 Le corps a donc l'avantage de l'habitude sur l'esprit.

Camus vient ensuite à s'interroger sur sa propre existence et compare son analyse à celle des existentialistes dont il critique catégoriquement la philosophie. Et pourtant il se sent étranger à lui-même par faute de connaissance sur son propre cœur.

"Ces parfums d'herbe et d'étoiles, la nuit, certains soirs où le cœur se détend, comment nierais-je ce monde dont j'éprouve la puissance et les forces ? Pourtant toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m'assurer que ce monde est à moi. Vous me le décrivez et vous m'apprenez à le classer. Vous énumérez les lois et dans ma soif de savoir je consens qu'elles soient vraies. Vous démontez son mécanisme et mon espoir s'accroît. Au terme dernier, vous m'apprenez que cet univers prestigieux et bariolé se réduit à l'atome et que l'atome lui-même se réduit à l'électron. Tout ceci est bon et j'attends que vous continuiez. Mais vous me parlez d'un invisible système planétaire où des électrons gravitent autour d'un noyau. Vous m'expliquez ce monde avec une image. Je reconnais alors que vous en êtes venus à la poésie : je ne connaîtrai jamais. Ai-je le temps de m'en indigner ? Vous avez déjà changé de théorie."

"Les lignes douces de ces collines et la main du soir sur ce cœur agité m'en apprennent bien plus. Je suis revenu à mon commencement. Je comprends que si je puis par la science saisir les phénomènes et les énumérer, je ne puis pour autant appréhender le monde. Quand j'aurai suivit du doigt son relief tout entier, je n'en saurai pas plus."


Camus est dans une quête de savoir inextricable et sans issue. Il est assoiffé de curiosité mais se sait désemparé. La science quand à elle est rationnelle et explique les phénomènes du monde mais on apprend plus des balancement du cœur.

"Et vous me donnez à choisir entre une description qui est certaine, mais qui ne m'apprend rien, et des hypothèses qui prétendent m'enseigner, mais qui ne sont point certaines. Étranger à moi-même et à ce monde, armé pour tout secours d'une pensée qui se nie elle-même dès qu'elle affirme, qu'elle est cette condition où je ne puis avoir la paix qu'en refusant de savoir et de vivre, où l'appétit de conquêtes se heurts à des murs qui défient ses assauts ?"


"Penser, c'est apprendre à voir, à être attentif, c'est diriger sa conscience, c'est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié."

Tôt ou tard on se rend compte de l'absurdité du monde ce qui nous prive d'avenir. Les existentialistes ont eux trouvé espoir dans la divinisation et l'essence religieuse. C'est juste un aveu d'impuissance tiré de la conclusion face à l'absurde. L'aliénation de la raison.

"Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m'expliquent tout m'affaiblissent en même temps. Elles me déchargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul."

Dans la dernière partie de cet ouvrage, Camus fait enfin le lien entre son raisonnement et l'exemple du myte de Sisyphe.

"Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux."

Ce qui intéresse Camus c'est la légende, ce qui l'a amené à cette torture : une vie menée dans la joie en sachant et acceptant ses conséquences : les tourments de l'Enfer. Sisyphe est si passionné par la vie, méprisant des Dieux, haïssant la mort. A chaque fois qu'il a roulé son rocher en haut de la colline, et que ce dernier l'a de nouveau dévalé de l'autre côté pour aller se nicher dans la vallée, a ce moment Sisyphe a un moment de répit, il marche libre de son destin en toisant les Dieux. A ce moment là de son tourment, il est maître de son destin mais il sait que ce laps de temps est éphémère et se rappelle à sa misérable condition. Ce moment de clairvoyance est tragique "il n'est de destin qui ne se surmonte que par le mépris".

Un curieux ouvrage, dur à analyser et à disséquer. La lecture est facilitée par la prose de Camus dont j'ai apprécié les contours bien que souvent on se laisse engloutir par la complexité d'une réflexion qui pourrait être simplifiée. En résumé, si je m'appuie sur mon sentiment à la lecture de cet ouvrage achevé je dirais qu'Absurde et Bonheur sont liés "Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit."

Dans les citations annexes dont regorges ce bouquin j'aimerai vous retranscrire :
"Les tristes ont deux raisons de l'être, ils ignorent ou ils espèrent."

"Il n'y a d'amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier"

La pire fin pour un homme "celle d'un homme que son corps trahit et qui, faute d'être mort à temps, consomme la comédie en attendant la fin, face à face avec ce Dieu qu'il n'adore pas, le servant comme il a servi la vie, agenouillé devant le vide et les bras tendus devant le vide et les bras tendus vers un ciel sans éloquence qu'il sait aussi sans profondeur."

"Ce n'est qu'en réalité il n'y a pas d'expérience de la mort. Au sens propre, n'est expérimenté que ce qui a été vécu et rendu conscient."

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